Communautarism and role of religion in public sphere
Communautarisme et
rôle de la religion dans la sphère publique
par
Abbas el HALABI*
La composition communautaire du Liban confère à ce pays un visage très particulier et le dote d'une société multiconfessionnelle. Contrairement aux pays arabes qui l'entourent et à Israël, le Liban ne possède pas de religion d'Etat spécifique. Israël, bien que se présentant comme un pays démocratique et séculaire, revendique ainsi aux yeux du monde son identité d'Etat juif tandis que la plupart des pays du Proche et du Moyen-Orient reconnaissent l'Islam comme religion d'Etat et la Charia comme source principale de la législation.
A titre d'exemples, l'article 1 de la Constitution du Soudan stipule que ce pays est un Etat-nation rassemblant diverses cultures et ethnies, et que les religions s'y tolèrent les unes les autres. Elle précise que l'Islam est celle de la majorité des habitants, et que le christianisme et les autres cultes possèdent des fidèles, des adeptes (أتباع معتبرون ). L'article 3 de la Constitution syrienne stipule que l'Islam est la religion du chef de l'Etat.
Les Constitutions des autres pays arabes stipulent ces idées dans les parties suivantes :
- Article 2 de la constitution du Koweït.
- Chapitre 1 de la constitution de Tunis.
- Article 2 de la constitution égyptienne.
- Article 7 de la constitution des Emirats Arabes Unis.
- Article 2 de la constitution algérienne.
- Préambule et chapitre 6 de la constitution maghrébine.
- Article 1 de la constitution du Qatar.
- Article 2 de la constitution jordanienne.
Le Liban, qui intègre diverses communautés et religions dans son fonctionnement, fait donc ainsi figure d'exception. Les communautés reconnues par l'Etat sont nommées dans la législation et l'appartenance de chaque Libanais est clairement définie.
En ceci réside toute la complexité du système libanais : bien que n'étant pas un Etat religieux, le Liban recèle des composantes religieuses omniprésentes. Présentes à la racine identitaire de tout Libanais, communautés et religions sous-tendent ainsi tous les aspects de leur vie et influent aussi bien sur les domaines politique, culturel et social.
De là se posent les problèmes de l'appartenance au Liban, du lien à la citoyenneté et du rôle du communautarisme dans la sphère publique.
Former Judge, Vice Chairman - legal Advisor of BBAC Bank. Professor at St. Joseph's University, Member of the National Committee of Muslim/Christian Dialogue, Vice President of the Lebanese National Commission for UNESCO, President of the Arab Group for Muslim/Christian Dialogue, Representative of the Druze Community at the Synod for Lebanon, Councilor at Taïf conference. Author of several books: in 2001, About Dialogue, Reconciliation, and Civil Peace; in 2007 le Dialogue interreligieux: le contexte arabe et l'exemple Libanais, both published by the Muslim/Christian Studies Institute, St. Joseph University; In 2005 Les Druses: Vivre avec l'avenir book in French; in 2008 The Druze: Culture, History and Mission, book in Arabic, and recently in 2009 "حوار الأديان وبناء الدولة " le dialogue Interreligieux et l'Edification de l'Etat au Liban", all published by Darannahar, and numerous articles and short publications for magazines and newspapers local and regional.
1) Le communautarisme libanais.
Etat multiconfessionnel et non pas laïc, le Liban est pourvu d'un système politique communautaire. Cela signifie que les Libanais se définissent à travers leur appartenance communautaire et religieuse avant de se définir par leur appartenance au pays. Il n'existe pas de lien direct de citoyenneté entre l'Etat et les Libanais.
Exacerbées par la guerre civile, les identités communautaires furent revendiquées et ostensiblement affichées après le conflit. Institutionnalisé depuis l'Indépendance, le communautarisme en sortit renforcé, la division communautaire étant en outre inscrite dans le système constitutionnel du pays. L'Etat libanais reconnaît ainsi dix-huit communautés religieuses, chrétiennes, musulmanes, druzes et judaïque pour une très infime part.
La démocratie libanaise, telle que la définit sa Constitution et telle qu'elle fut réaffirmée par les accords de Taëf en 1990, repose non seulement sur la séparation des pouvoirs législatifs, exécutifs et judiciaires, mais veille également à ce qu'ils soient répartis entre les différents groupes confessionnels. Selon les coutumes constitutionnelles, la Présidence de la République revient ainsi à un Maronite, le poste de Premier Ministre à un sunnite et la Présidence du Parlement à un chiite. Ce communautarisme politique implique d'autre part que les portefeuilles ministériels soient répartis suivant des quotas spécifiques entre chaque communauté. Dans le même esprit, les emplois politiques, administratifs et judiciaires sont répartis entre ces dernières.
Au-delà de cette répartition confessionnelle dans le domaine politique et gouvernemental, la Constitution confirme les garanties dont jouissent chacune des communautés qui composent le pays. Elle garantit ainsi à tous les Libanais, quel que soit leur confession ou leur rite d'appartenance, la liberté de conscience et l'exercice de leur foi, le respect de leur statut personnel et de leurs intérêts religieux, dans le respect de l'ordre public. Elle octroie à chaque communauté le pouvoir de s'organiser sur les plans juridique, spirituel et organisationnel, selon ses traditions, ses coutumes et de manière autonome. Elle garantit également à chaque communauté le droit d'établir ses propres écoles et ses établissements privés.
Toutes les communautés gèrent ainsi leurs propres affaires religieuses, leurs affaires internes et leurs institutions de bienfaisance conformément aux dispositions spirituelles, aux privilèges confessionnels et aux lois de la communauté, ainsi qu'aux systèmes qui en découlent. Les problèmes touchant à ces questions sont tranchées par les tribunaux religieux communautaires. Pour les musulmans et les Druzes, les postes dans ces tribunaux sont rémunérés par l'Etat, en raison de certaines survivances de la période ottomane. En revanche, les postes dans les tribunaux chrétiens relèvent de leurs Eglises respectives selon leur confession. Les Libanais ne sont donc pas soumis aux mêmes lois en ce qui concerne le statut personnel, et les différentes législations sont même susceptibles de varier au sein d'une même communauté. Les musulmans peuvent ainsi être soumis au rite hanéfite, malékite, shaféite, hanbalite ou jaafarite.
En revanche, tout ce qui est en dehors du domaine de compétence et du champ d'application du statut personnel relève du tribunal civil et du système juridique de l'Etat libanais, et ce, pour l'ensemble des Libanais.
L'autonomie des communautés ne devrait donc pas se faire au détriment de l'Etat puisqu'elle ne s'applique généralement qu'au statut personnel des Libanais. Malheureusement, le communautarisme connaît de nombreuses limites et nuit, d'une certaine manière, au projet d'un Liban uni. La diversité religieuse et communautaire constitue sans aucun doute un élément d'enrichissement de la société à condition qu'il y ait un Etat qui puisse gérer cette diversité d'une façon convenable. L'exemple Libanais n'est pas tout le temps un exemple réussi.
Le système politique du Liban octroie des privilèges à ses communautés, ce qui rend difficile de transcender l'Etat confessionnel au profit d'un Etat national où tous les Libanais seraient considérés sur la base d'une citoyenneté unique. Les communautés jouent un rôle prépondérant sur le plan social et culturel, et il ne faut pas sous-estimer l'importance et le poids du statut personnel dans la vie des Libanais. La diversité religieuse constitue quant à elle un facteur de discorde dans la trame du tissu social.
2) Défaillance de l'Etat
Le développement social de la société libanaise présente à la fois des caractères de développement et de sous-développement. Le tissu urbain est assez moderne, les taux d'alphabétisation et de scolarisation sont similaires à ceux enregistrés en Europe, et certains indicateurs sociaux montrent une évolution sociale vers davantage de liberté et de responsabilité (recul de l'âge du mariage, études plus poussées, emploi des femmes, baisse du nombre d'enfants…). Mais face à ce paysage, bien que dix-huit années se soient écoulées depuis la fin de la guerre civile libanaise, force est de constater que la reconstruction du Liban entreprise par les gouvernements successifs du pays ne semble toujours pas avoir porté ses fruits.
Les programmes de reconstruction du Liban ne furent finalement jamais porteurs d'une vision d'avenir réaliste et manquèrent de lucidité quant aux données concrètes du pays et quant à sa place dans l'environnement arabe. Ne réalisant pas la gravité et le sérieux de la crise économique et sociale, les classes dirigeantes libanaises se sont essentiellement concentrées sur la restauration des infrastructures libanaises sans songer à les réhabiliter. Elles comptaient beaucoup trop sur la reproduction automatique et spontanée du rôle et des fonctions économiques du Liban de l'avant-guerre. Elles négligèrent de concevoir de véritables plans de développement en mesure de s'adapter aux évolutions nationales et internationales et de couvrir de nouvelles exigences. Quoique réels, les efforts de reconstruction furent fondés sur des scénarios trop optimistes et donc trop onéreux. Ils entraînèrent rapidement une crise des finances publiques et une dégradation des conditions sociales. Les inégalités s'aggravèrent et s'aggravent encore sur tous les plans : salaires, santé, enseignement, conditions de vie sociale, etc., et s'accompagnent de l'accroissement d'une population pauvre.
La stratégie économique de la classe dirigeante se résuma à l'idée que la solution des problèmes sociaux libanais serait le produit naturel de la croissance économique. Aucun plan se rapportant à la question sociale ne fut donc élaboré et l'Etat négligea purement et simplement d'intervenir dans ce domaine. Bien que les dépenses sociales aient augmenté dans les années 1990, leur impact réel et l'éventail des couches sociales qui en bénéficièrent furent relativement réduits.
Aucun gouvernement libanais n'a donc sérieusement assumé le rôle qui lui était dévolu, à savoir s'attacher au relèvement de l'économie, et à la réalisation de l'entente nationale afin d'accompagner la sortie de la guerre. Il semblerait au contraire que les dirigeants libanais aient sciemment cherché à ne pas favoriser le nouveau pacte social dans un pays laminé par la guerre, la crise économique, l'émigration et la provincialisation culturelle.
Le Liban ne fut pas vraiment engagé sur la voie de la réconciliation nationale, de la réunification de la société ni de la reconstruction de l'Etat. Au contraire, l'insécurité persistante, l'éclatement et la dispersion des familles lors de la guerre civile, la dégradation des conditions socio-économiques et l'absence d'un appareil d'Etat digne de ce nom, ont contribué à renforcer les appartenances communautaires et à valoriser les communautés religieuses comme cadre identitaire ultime. La guerre contribua ainsi à modifier de manière radicale les représentations sociales libanaises.
3) La concurrence entre Etat et communautés.
La proclamation des identités confessionnelles est encore courante dans le Liban actuel, et le patriotisme communautaire davantage exacerbé qu'avant la guerre. La différenciation communautaire est devenue le principe central de la vie politique et le moteur premier de la mobilisation des Libanais.
Face à la démission de l'Etat, le pouvoir des communautés se consolida à l'intérieur des institutions étatiques et dans l'ensemble de la société. L'absence de résultats concrets et le mépris affiché par les gouvernements libanais des réalités socio-économiques a imposé au Liban un modèle de société où les sphères religieuses, politiques et sociales sont devenues indissociables, formant un écheveau inextricable. Le système qui se mit en place fut un communautarisme pur et simple, dont le rôle et l'influence prirent le pas sur le rôle de l'Etat, de plus en plus affaibli par la crise qui persiste encore au Liban.
En l'absence de politique sociale digne de ce nom, les individus devinrent de plus en plus dépendants de leur communauté d'origine. En raison de la défaillance du rôle de l'Etat, chaque Libanais en vint ainsi à se référer de plus en plus souvent aux structures et aux cadres de sa propre communauté. Il y a « une dépendance de plus en plus grande de l'individu vis-à-vis de « son » homme politique, de « ses » réseaux de charité, de « ses » institutions religieuses, de « ses » institutions familiales ».
D'un point de vue institutionnel, la répartition confessionnelle des pouvoirs se traduisit au fil du temps par la mainmise et l'influence des groupes confessionnels les plus importants démographiquement et de familles politiques dynastiques. Un principe fondamental de la démocratie libanaise, celui de la bonne représentation au parlement demeure incertain puisque le problème de l'élaboration d'une loi électorale juste et équitable soulève toujours les passions. En effet, chaque échéance électorale se fait sur une loi votée spécialement pour cette échéance spécifiée et beaucoup de dérives furent constatées.
Trop concentrée sur ses intérêts directs et personnels, la classe politique n'a jamais remis en cause le clientélisme communautaire, régional ou familial sur lesquels elle se repose finalement. Les politiciens profitent des ressources de l'Etat et freinent toute tentative de réforme. De nombreuses régions libanaises se singularisèrent ainsi par une forte couleur confessionnelle et une grande homogénéité communautaire. L'expérience nous montre que l'Etat exerce sa politique sur son territoire et par le biais de lois publiques. Mais les exemples ne manquent pas de pouvoir régionaux locaux qui bénéficient d'une autonomie dans la gestion de leur région, en lieu et place du pouvoir central de l'Etat.
Le pouvoir renforcé des communautés affaiblit l'Etat, bien que le système politique libanais prescrive une coordination entre les communautés et favorise la compétition à l'intérieur de chacune d'entre elles. Entraînant de facto un morcellement complexe de la société libanaise, le communautarisme libanais a un impact aussi important que néfaste sur l'homogénéité du tissu social, notamment pour tout ce qui touche aux domaines entrés sous la gestion des communautés.
4) Relais des communautés dans les domaines publics
A cause de la défaillance de l'Etat et de la dégradation des conditions sociales dans le Liban d'après-guerre, les communautés ont été contraintes de prendre le relais et de proposer à leurs membres tous les services qui auraient dû normalement relever des pouvoirs publics, notamment au niveau de l'éducation, de l'assistance sociale et, plus largement, des domaines touchant au statut personnel. Nombre de communautés se sont ainsi dotées de leurs propres établissements de santé, d'éducation et des leurs propres organes de presse et de média.
En terme d'éducation, la Constitution libanaise reconnaît le droit à l'éducation pour tous les enfants jusqu'à un certain âge, et ceci sans discrimination de sexe ni d'origine sociale. L'école publique et l'Université Libanaise dispensent un enseignement quasi gratuit et de bon niveau. Mais la guerre a engendré une baisse du niveau de l'enseignement public et on constate encore aujourd'hui qu'un grand nombre d'enfants ou d'adolescents abandonnent leur scolarité pour commencer un travail salarié.
Ce phénomène s'est doublé, dès les années 1980, par la naissance d'une multitude d'institutions privées, dont le nom revendique explicitement l'origine communautaire : en 1986, sept instituts et facultés islamiques furent ainsi créés ; l'Université des Sœurs Maronites fut fondée en 1987 ; l'Université de Balamand, de confession grecque orthodoxe, fut fondée en 1987. Dès la sortie de la guerre, le morcellement communautaire du champ universitaire fut entériné par l'Etat libanais, à travers l'ouverture des sections de l'université libanaise dans toutes les régions d'une part et la reconnaissance de nouvelles universités privées de l'autre : l'université al-Manar en 1990 ; l'université islamique de Beyrouth, dépendant de Dâr al-Fatwa (sunnite) ; l'université islamique au Liban, chiite ; l'université des antonins, en 1996 ; etc. (plus de 40 universités).
Quoique ces universités soient soumises à des règles strictes en matière d'enseignement et de programmes, elles démontrent non seulement la faillite d'un projet national unique mais entraînent également, à leur manière, des disparités sociales. Un nombre croissant de familles des couches moyennes n'arrive plus à payer la scolarité privée de leurs enfants, et ce phénomène répand de plus en plus le sentiment que l'école publique est une école pour les pauvres.
De manière toute aussi grave, sinon plus, ce phénomène touche le domaine de la santé. Les soins de santé publique abandonnés aux intérêts étroits des différentes factions politiques et communautaires, la santé est ainsi devenue l'objet de réseaux de clientélisme, de fondations d'établissements privés et confessionnels financés dans leur majorité grâce au budget du Ministère de la Santé Publique et d'autres garants publiques. Au même titre que le domaine universitaire, elle fut soumise à la double contrainte du marché et du communautarisme et ce qui est plus dangereux à la corruption, et à l'abus.
Dans le domaine de la presse et des medias, le communautarisme entrave également tout projet national et démocratique. La télévision et la radio d'Etat ayant été affaiblies par les gouvernements libanais successifs, le paysage médiatique libanais est teinté de confessionnalisme. La plupart des médias libanais sont ainsi financés par des partis politiques, eux-mêmes établis sur des bases confessionnelles. Bien qu'ayant le mérite d'empêcher, dans une certaine mesure, toute tentative d'atteinte à la liberté d'expression, ce système entrave toute tentative de construction d'une société unifiée, basée sur la coexistence communautaire censée être à la base du consensus libanais.
5) Le poids de la religion
L'identité religieuse des communautés forme les racines de toute la vie libanaise, que ce soit dans les domaines politiques, culturels ou sociaux. Deux formes de communautarismes coexistent au Liban, un communautarisme politique et un communautarisme touchant au statut personnel. Le poids de la religion est aussi important dans l'un comme dans l'autre.
Les cadres religieux des communautés occupent une place importante dans la vie des Libanais. En l'absence de droit civil libanais, ils sont en effet les législateurs et les exécuteurs de tous les aspects touchant à leur vie. Les structures communautaires accompagnent ainsi les membres des communautés tout au long de leur vie, de la naissance jusqu'à leur décès, dans tous les domaines touchant à l'état des personnes ou à la famille : mariage, statut personnel, filiation, dévolution successorale, … Légalement reconnues par l'Etat, les communautés jouissent de leur propre autonomie en ce qui concerne tous les aspects afférents au statut personnel et relèvent de lois établies par elles-mêmes.
Les sunnites obtinrent ainsi le droit de former leur propre conseil et d'élire le Grand Mufti de la République. Les Druzes obtinrent de réglementer l'ensemble de leur organisation sociale et communautaire, leurs affaires étant régies par la loi relative au Conseil communautaire druze. Les chiites se dotèrent également de leur propre organisation, le Conseil supérieur chiite, tandis que les chrétiens relèvent de leurs Eglises respectives.
Le domaine religieux a fortement contribué au renforcement du communautarisme et s'est retrouvé étroitement lié au domaine politique dans la mesure où, à la sortie de la guerre, les hiérarchies religieuses se sont substituées aux élites laïques absentes ou déchues par le dénouement de la guerre civile. De plus, strictement politiques au sein des communautés chrétiennes, les rivalités politiques se doublent souvent de rivalités religieuses, notamment entre les diverses familles spirituelles musulmanes (chiite et sunnite).
L'influence du domaine religieux montre à quel point le communautarisme peut se révéler fort dans la gestion du pouvoir. La compétition entre les communautés ralentit les prises de décisions et peut considérablement ralentir le bon fonctionnement du système publique libanais, voire son provoquer son dysfonctionnement pur et simple. A titre d'exemple, l'ancien Président de la République Elias Hrawi (1925-2006) avait essayé d'amener le gouvernement à voter une loi, en 1998, pour la mise en place d'un mariage civil facultatif. Bien que le gouvernement l'ait adopté, le projet de loi n'a pu aboutir face à l'objection des dirigeants religieux. Une collusion se fit entre les politiciens, soucieux de préserver le régime communautariste, et l'ordre religieux, et ils parvinrent à stopper le processus de loi.
Les traditions religieuses n'exercent pas seulement une influence indirecte sur les institutions politiques. Les groupes religieux y jouissent d'une assise constitutionnelle incomparable, et nous pouvons dire sans exagération que ce sont eux qui forment jusqu'à présent l'Etat et qui dominent toute la société libanaise !
6) Le dynamisme de la société civile libanaise
Le fait d'appartenir à une communauté religieuse renforce la cohésion et la solidarité de ses membres, accroît leur force identitaire et crée le besoin de se référer à une culture et à une discipline religieuse communes. Les communautés possèdent ainsi des structures à la fois religieuses et sociales qui leur sont propres. Si les structures religieuses démontrent l'attachement des Libanais à leur culture, à leur identité et à leur confession religieuse, les structures sociales démontrent l'homogénéité et la cohésion de leurs communautés d'origine, et soulignent les liens de solidarité qui existent en leur sein.
La nécessité pour les communautés d'assurer pour leurs membres de nombreux services entraîne un dynamisme et une vitalité accrue de la part de la société civile. De larges initiatives voient le jour sur le plan social, entreprises notamment par les structures religieuses des communautés, leurs ordres religieux, les organismes sociaux, des partenaires financiers, ayant la plupart du temps des extensions au-delà des frontières (l'Iran pour les shiites, l'Arabie Saoudite pour les sunnites).
Ces initiatives ont essentiellement pour objet d'assurer des missions essentielles, alimentées par de fortes solidarités communautaires : contributions vitales en matière de santé ou de scolarité ; fondation ou subvention aux institutions telles que des hôpitaux, des écoles, des universités, des établissements sociaux ; organisation de services sociaux ou médicaux ; soutien matériel aux déplacés ; etc. et même récemment reconstruction d'infrastructure.
Un exemple frappant illustre parfaitement le dynamisme de la société civile. Lors de l'agression d'Israël sur le Liban, au cours de l'été 2006, de larges mouvements de population se sont amorcés, affectant près d'un quart des habitants du pays. Très rapidement et spontanément, de nombreux acteurs civils et de nombreuses organisations, qu'il s'agisse de citoyens, d'institutions publiques ou privées libanaises, se sont mobilisées aux côtés des secours. Des actions de solidarité se sont mises en place afin d'aider les populations déplacées, de les héberger et de les ravitailler. L'arrivée massive de populations chiites venues du Sud Liban dans des régions à majorité sunnite, chrétienne ou druse a laissé craindre l'éclatement de tensions interconfessionnelles. Or, de manière surprenante, les mouvements de solidarité se mirent en place spontanément, de manière rapide et en ignorant les frontières communautaires.
Le rôle premier joué par les acteurs civils libanais au cours de ce conflit a témoigné de la vigueur du tissu associatif et confessionnel, autant que de la faiblesse des institutions gouvernementales, tout en donnant la preuve d'une mobilisation libanaise intercommunautaire !
Conclusion : le communautarisme, ou un frein à la naissance de tout projet national uni
Le communautarisme et le confessionnalisme libanais posent de vrais problèmes, notamment parce qu'ils offrent un terrain favorable au système du clientélisme et aux abus qui en découlent, et parce qu'en rejetant toute idée de laïcité (dans le sens non religieux et non confessionnel), il entrave toute idée d'une citoyenneté libanaise unie.
Depuis l'adoption de la nouvelle loi constitutionnelle en 1990, la structuration de la société libanaise en communautés religieuses régies par leur droit privé n'est plus du tout contestée. Les demandes d'instauration d'un droit civil facultatif ou de séparation du domaine religieux et du domaine politique demeurent extrêmement rares et se heurtent à de farouches objections.
Le domaine exclusif du statut personnel et l'absence de toute juridiction civile en la matière place les Libanais sous la coupe exclusive de leurs communautés et confessions d'origine. Le rôle de l'Etat, en matière de citoyenneté libanaise, se restreint finalement à la tenue du registre civil et à la reconnaissance d'effet des mariages civils conclus en dehors du Liban et de tous les actes établis pour les autorités communautaires.
En l'absence de droit civil laïc, la gestion sociale et religieuse des Libanais demeure complètement dépendante du domaine religieux. Les comportements civils, c'est-à-dire détachés de tout lien communautaire, demeurent extrêmement rares. Ils sont pourtant observables dans deux domaines particuliers : la multiplication de mariages mixtes (c'est-à-dire intercommunautaires), conclus surtout à Chypre, en Turquie ou en France ; l'extension de zones d'habitats mixtes, à l'inverse du régionalisme profondément ancré dans les mentalités libanaises (le centre ville de Beyrouth, fleuron de la reconstruction d'après-guerre, est le lieu de rencontre des Libanais toute confession confondue).
Mais il n'est pas encore question pour le Liban de se doter d'une citoyenneté affranchie de la médiation communautaire. Il n'est d'ailleurs même pas question d'un régime civil et laïc "facultatif". Le communautarisme devrait supposer que chaque citoyen puisse faire un choix religieux délibéré en faveur de l'une des confessions officielles. Or, le communautarisme libanais oblige chaque Libanais à se mettre sous la bannière de l'une des communautés reconnues, les lois de celles-ci régissant alors inévitablement son statut familial et personnel.
Absolument aucune place n'existe au Liban pour ceux qui ne désirent pas prononcer d'allégeance à une communauté existante. Une tentative de créer une 19ème communauté civile fut vouée à l'échec. Pour s'en convaincre, il suffit de savoir que la possession de la nationalité libanaise ne peut être dissociée de l'appartenance, au moins formelle, à l'une des dix-huit communautés religieuses qui y sont reconnues officiellement. De même, en matière de vie politique, nul ne peut être candidat à un poste de la haute fonction publique s'il ne possède pas l'étiquette d'une communauté, et dans la limite des postes impartis à celle-ci.
Au final, la défense par chacun de ce qu'il croit être les intérêts de sa communauté, et la méfiance naturelle développée par le cloisonnement au sein de sa propre confession, empêche les Libanais de prendre conscience d'intérêts nationaux véritables. Visiblement, tout au moins pour les dirigeants des classes politiques, aucun projet national réel commun n'est à l'ordre du jour au Liban. Ceci aide à mieux comprendre le blocage politique dont souffre le Liban actuellement.
La préoccupation immédiate de chaque Libanais, des membres des communautés aux classes dirigeantes, étant la consécration de la paix civile, l'instauration d'un équilibre permanent entre les communautés semble prendre arbitrairement le pas sur l'idée d'une culture civile nationale.
L'espoir de sortir de la crise libanaise résiderait donc dans l'élaboration d'un régime civil et laïc facultatif, dans la reconstruction d'un Etat civil libanais où la religion aurait sa place et uniquement sa place, ainsi qu'à travers un meilleur rééquilibrage du pouvoir entre Etat et communautés. Mais les résistances restent grandes. Pour en venir à bout, il faudra que les Libanais prennent enfin conscience de ce qu'ils partagent en commun au lieu de se concentrer sur ce qui les oppose.